Bouclier tarifaire, arrêt de réacteurs nucléaires, nouveaux retards pour l'EPR : l'électricien public croule sous les surcharges financières. La prise de contrôle de l'intégralité du capital par l'État, annoncée le 6 juillet, sert à masquer cette dégradation sans précédent.
C'était un scénario catastrophe, jugé impossible par beaucoup il y a encore quelques années. Il est en passe de devenir réalité : EDF est au bord de l'effondrement financier. La situation est si inquiétante que le conseil social et économique central du groupe a déclenché un droit d'alerte à la mi-juin. « EDF ne passera pas l'année », a-t-il prévenu.
De son côté, l'agence de notation S&P s'apprêtait à dégrader à nouveau la notation de l'électricien public dans les semaines à venir. « C'est sans aucun doute un des éléments qui ont poussé le gouvernement à accélérer sur le dossier. Une nouvelle dégradation aurait compliqué le financement du groupe et compromis les projets nucléaires présidentiels », analyse un financier.
Dans son discours de politique générale, la première ministre, Élisabeth Borne, a annoncé mercredi 6 juillet l'étatisation de fait de l'électricien. Dans la foulée, Jean-Bernard Lévy a officialisé le fait qu'il abandonnait par anticipation son poste de PDG, sans avoir à assumer son bilan.
Même si beaucoup prévoyaient de graves difficultés pour EDF, personne sans doute n'imaginait qu'elles atteindraient une telle ampleur. Selon nos informations, le groupe anticipe un Ebidta (excédent brut d'exploitation) négatif à la fin de l'année, compte tenu d'une succession d'éléments exceptionnels.
La perte pourrait être de l'ordre de 10 à 15 milliards d'euros, selon certaines sources. L'endettement du groupe dépasserait 60 milliards d'euros et pourrait même atteindre 70 milliards à la fin de l'année (contre 48 fin 2021). Même si des cessions et des ajustements comptables peuvent venir un peu alléger la note, d'autres charges financières et provisions sont aussi à prendre en compte. À la moitié de l'année, EDF se prépare à afficher des milliards d'euros de pertes fin 2022.
Et ce ne sont que des estimations provisoires. La crise de l'énergie qui sévit en Europe depuis l'été 2021 et qui s'est aggravée depuis la guerre en Ukraine nourrit une flambée des prix de l'électricité, qui pourraient atteindre des niveaux stratosphériques si la menace de pénurie de gaz, qui sert de référence pour l'établissement des prix de l'électricité sur le marché de gros européen, se concrétise. EDF risque alors d'être touché de plein fouet.
« On a volontairement fait crever la bête », s'indigne Héloïse*, cadre du groupe, dénonçant pêle-mêle l'absurde déréglementation du marché de l'énergie au seul bénéfice de fournisseurs alternatifs qui n'apportent rien, l'arrogance et l'incompétence de l'État actionnaire, la médiocrité des présidents successifs. Sans aller aussi loin dans l'expression, beaucoup de salariés mais aussi de connaisseurs du monde de l'énergie partagent l'analyse.
« Tout ce qui arrive était prévisible, écrit à l'avance. Depuis plus de dix ans, on assiste à une succession de décisions communautaires, gouvernementales, qui ont mis à sac EDF. Avec la crise de l'énergie, la guerre en Ukraine, on découvre aujourd'hui l'ampleur du dogmatisme de la Commission européenne, de la croyance au marché : nous n'avons ni stratégie ni sécurité énergétique. Et EDF, qui était le champion européen, est à terre. Quel bilan ! », s'indigne un connaisseur du dossier.
Bouclier tarifaire : la politique du pire
Une accumulation de facteurs exceptionnels est venue faire dérailler le groupe. Mais certains auraient pu être évités, si le gouvernement avait fait d'autres choix. Sa responsabilité dans la façon dont il a conçu le bouclier tarifaire est totale.
Cyniquement, le gouvernement a demandé à EDF d'assumer l'essentiel du bouclier tarifaire, limitant la hausse des prix de l'électricité à 4 % à partir de février, en vue de protéger le pouvoir d'achat des ménages. Selon ce dispositif, l'accès à l'électricité nucléaire au coût historique (ARENH), qui est déjà une mesure sans équivalent pour financer les concurrents du groupe public, a encore été élargi.
EDF, qui fournit déjà 100 TWh aux fournisseurs alternatifs, est obligé de leur céder 20 TWh supplémentaires au prix de 42 euros/MWh (prix fixé pour l'électricité nucléaire historique). N'ayant pas de production suffisante à disposition, le groupe se retrouve dans l'obligation d'acquérir cette production au prix fort sur le marché (300 euros le MWh actuellement) pour le revendre à perte à ses concurrents.
Lors de son annonce, la direction d'EDF avait chiffré le coût de cette mesure à 8 milliards d'euros d'impact négatif sur son Ebidta. Depuis, l'addition a été réévaluée : le coût estimé est de 10,2 milliards d'euros. Elle va encore s'alourdir : le gouvernement a annoncé la prolongation du bouclier tarifaire au moins jusqu'à la fin de l'année, en mettant toujours EDF à contribution.
« Tout cela aurait pu être évité si le gouvernement avait pris d'autres décisions. S'il avait décidé, comme l'a fait l'Espagne, de sortir du marché européen de l'électricité, s'il avait baissé la TVA sur l'énergie pour la ramener à 5,5 %, s'il avait retravaillé les tarifs de l'électricité, cela aurait été beaucoup plus efficace pour le maintien du pouvoir d'achat. Au lieu de cela, il a préféré qu'EDF continue à engraisser ses concurrents », dit Sébastien Menesplier, secrétaire général de la FNME-CGT.
La critique est d'autant plus justifiée que c'est à partir d'une méthodologie contestée, comme nous l'avons raconté, que tout cela a été élaboré. La commission de régulation de l'énergie (CRE) a établi fin janvier que les prix des tarifs réglementés de l'électricité devaient augmenter de 44 %, provoquant l'affolement du gouvernement puis la mise en place du bouclier tarifaire sur l'électricité. « Si la CRE avait décidé de changer de période de référence, de lisser l'évolution des prix sur une plus longue période, l'augmentation des prix de l'électricité aurait été au maximum de 10 %. Ce qui aurait pu être facilement supportable pour une grande partie des ménages. Mais la CRE a préféré la politique du pire, au détriment d'EDF et des finances publiques, et enrichir les traders », analyse un connaisseur du marché de l'électricité.
Dans son récent rapport sur le marché de l'électricité, la Cour des comptes ne dit pas autre chose, soulignant que la méthode employée par la CRE « aboutit à des niveaux de prix excédant largement les prix » de marché. Le gouvernement ne tient manifestement pas rigueur à la CRE de cette « erreur » : son président, Jean-François Carenco, a été promu ministre délégué aux outre-mer.
Arrêt de réacteurs : un accident industriel sans précédent
Si le coût du bouclier tarifaire est si élevé pour le groupe public, c'est qu'il doit en même temps faire face à un accident industriel sans précédent, dont le gouvernement n'a tenu aucun compte : neuf de ses réacteurs nucléaires sont à l'arrêt, à la suite de la découverte par l'Autorité de sûreté nucléaire de fissures et de corrosion sur les tuyauteries des réacteurs.
À ces arrêts imprévus s'ajoutent les chantiers de révision, de maintenance déjà programmés. Sur les 56 réacteurs installés, EDF ne peut compter que sur la production d'une petite trentaine depuis le début de l'année. Sa production nucléaire devrait tomber de 350-380 TWh à environ 280 à 300 TWh au mieux en 2022, le PDG du groupe, Jean-Bernard Lévy, ayant annoncé de possibles chutes de production encore au second semestre.
Les conséquences de cet accident industriel sont déjà immenses. À ce stade, le groupe les évalue à 18,5 milliards d'euros de pertes sur son Ebidta. Ce n'est qu'une estimation provisoire : EDF se trouvant désormais dépendant du marché électrique européen pour assurer une partie de ses approvisionnements.
Même si ces arrêts ont un caractère exceptionnel, ils n'en posent pas moins la question de la gestion du parc nucléaire français, des choix passés. La Belgique, qui exploite des réacteurs comparables, ne rencontre pas les mêmes problèmes que la France. Certains, jusqu'au gouvernement, sont tentés de l'expliquer par la grande rigueur de l'Autorité de sureté nucléaire.
Mais au sein du groupe, beaucoup mettent plutôt l'accent sur le changement de culture des directions successives, devenues beaucoup plus préoccupées par le rendement à court terme, les dividendes toujours plus élevés exigés par l'État actionnaire, les opérations financières censées être prestigieuses mais s'avérant ruineuses, plutôt que de produire de l'électricité dans les meilleures conditions. Cela s'est traduit par une chute des investissements à partir des années 2000, la suppression des maintenances préventives, le recours accru à la sous-traitance. Ces économies à court terme se paient au prix fort aujourd'hui.
« Il y a une paupérisation des compétences, une perte de la culture industrielle dans l'entreprise. Les anciens qui ont fait cette maison sont partis. Et la culture est partie avec eux. Ils n'ont pas été remplacés », ajoute un ancien responsable du groupe. « Ce n'est pas vrai qu'EDF a perdu ses savoir-faire industriels. Enfin pas partout. Il y a des directions, des divisions où ces préoccupations dominent. Au comité exécutif, au sommet, c'est autre chose », nuance Nicolas* , salarié du groupe.
Nouveaux retards à Hinkley Point
Cette perte de compétences, d'expertise se traduit sur les chantiers de l'EPR. Comme cela était prévisible et annoncé, Hinkley Point (au Royaume-Uni) suit les traces de Flamanville. Avant le lancement du projet, tout le groupe, des ingénieurs aux syndicats, en passant par certains directeurs, s'était mobilisé contre ce programme, jugé dangereux pour l'avenir. Le directeur financier d'EDF, Thomas Piquemal, avait même démissionné avec fracas pour s'y opposer. Jean-Bernard Lévy avait décidé de passer outre et d'imposer ce contrat, voulu par Emmanuel Macron, alors ministre de l'économie.
Toutes les craintes de l'époque étaient fondées : le chantier de Hinkley Point se révèle irréalisable dans les délais et les prix annoncés au moment de la signature du contrat. Alors que le réacteur devait entrer en fonctionnement fin 2022, début 2023, la direction d'EDF a annoncé de nouveaux retards. La mise en service de la première tranche est reportée à fin juin 2027. Au mieux. Ces nouveaux retards se traduisent par un surenchérissement de 3 milliards de livres (3,5 milliards d'euros). Estimé au départ à quelque 19 milliards de livres, le projet est chiffré désormais à 26 milliards de livres.
Des chiffres qui donnent le vertige à beaucoup. Alors qu'Emmanuel Macron annonce la construction de six EPR, et peut-être même de 14, tous redoutent de voir le groupe sombrer corps et biens dans un gouffre industriel et financier.
Il n'y aura pas de débat parlementaire sur la prise de contrôle de l'intégralité du capital d'EDF.
Alors que le groupe se débat face à des équations financières insolubles, beaucoup se demandent comment va s'écrire la suite. « Avec le contrôle total du capital par l'État, cela risque d'être encore pire », note Charles*, cadre chez EDF. C'est peu dire que l'annonce d'Élisabeth Borne du rachat des actionnaires minoritaires d'EDF et de la sortie du groupe de la bourse ne suscite guère d'enthousiasme chez les salariés de l'électricien. Beaucoup insistent pour parler d'étatisation et non de nationalisation du groupe.
Un mot que d'ailleurs Élisabeth Borne s'est bien gardée d'employer. « Il n'y a pas de transformation de statut. EDF reste une société anonyme (SA) et ne redevient pas un EPIC (établissement public industriel et commercial). Demain, ils pourront faire ce qu'ils veulent », constate Sébastien Menesplier.
Nucléaire : le retour de la pensée magique
« Je suis pour le maintien des actionnaires minoritaires au capital. C'est une protection pour EDF. Avec 100 % du capital, l'État va avoir les mains libres. Cela signifie moins de transparence, moins d'informations financières, encore moins d'autonomie et de marges de manœuvre pour diriger ce groupe », renchérit Nicolas*. Celui-ci redoute que l'État ne profite de l'affaiblissement d'EDF pour réimposer d'une façon ou d'une autre le projet Hercule, conduisant au démantèlement du groupe.
Beaucoup de salariés entretiennent la même crainte. Emmanuel Macron n'a jamais caché combien il tient à ce projet conçu dès 2016. Et le président n'a pas caché non plus son mécontentement après s'être heurté à une opposition forte à la fois au sein de l'entreprise et à la Commission européenne. Convaincu de la pertinence de « son projet » sans jamais l'avoir expliqué, même lors de la campagne présidentielle, il semble décidé à le reprendre.
À ce stade, le gouvernement, au-delà de l'étatisation d'EDF, n'a rien dit de ce qu'il entendait faire. Et manifestement il compte dévoiler ses cartes au dernier moment afin de prendre de court toutes les oppositions. « Il n'y aura pas de débat parlementaire sur la prise de contrôle de l'intégralité du capital d'EDF », a déjà prévenu le ministre des finances, Bruno Le Maire.
Au-delà de l'engagement financier que cela représente - le rachat des minoritaires d'EDF pourrait s'élever à 12,7 milliards d'euros -, comment le gouvernement peut-il envisager une seule seconde de ne pas s'expliquer sur ses intentions devant le Parlement, devant les Français ? L'électricité est un bien de première nécessité, un élément déterminant pour l'économie française. EDF n'est pas une entreprise d'État mais un service public au service de la nation, un bien commun partagé entre tous. Et le gouvernement n'aurait aucune explication à fournir, ni sur les échecs passés qui ont conduit à cet effondrement, ni sur ce qu'il entend faire à l'avenir ?
« Il serait temps qu'on donne la parole au public, qu'on le consulte sur ce qui se passe et ce qu'il veut, insiste François Carlier, directeur de l'association CLCV (Consommation, logement et cadre de vie). Depuis le milieu des années 1990, l'ouverture du marché de l'énergie s'est faite sans jamais l'interroger. On devine assez pourquoi : 75 % des gens sont encore inscrits aux tarifs réglementés de l'électricité. Cette consultation ne peut plus être différée. »
Le gouvernement espère encore feinter. Mais il ne pourra pas continuer très longtemps sans que le public ne lui demande des comptes. Certes, il peut encore espérer masquer l'effondrement d'EDF un moment, avec son opération capitalistique. Mais il ne le pourra plus quand viendra le temps des pénuries, des rationnements et des coupures.
Car nous en sommes là ! Dès cet été, il n'est pas assuré que la Corse ne souffre pas de coupures d'électricité. Cet hiver, la menace de coupures arbitraires pourrait toucher tout le territoire. Le gouvernement, d'ailleurs, s'y prépare. Selon nos informations, un décret est en cours de rédaction pour permettre des coupures d'électricité et mesures de délestage chez les particuliers, sans que celles-ci donnent lieu à indemnisation, à la différence de ce qui est fait pour les entreprises.