Fissures dans des circuits de sauvegarde de réacteurs du parc nucléaire d'EDF
mercredi, 15 juin 2022 / article de Bernard Laponche
Polytechnicien, Docteur ès sciences et en économie de l'énergie, Bernard Laponche a été ingénieur au Commissariat à l'énergie atomique (CEA), responsable syndical à la CFDT, puis directeur général de l'Agence Française pour la Maîtrise de l'Énergie (AFME) dans les années 80. Co-fondateur avec Florence Rosenstiel et directeur du bureau d'étude ICE (International Conseil Energie) de 1988 à 1998, il a été conseiller pour l'énergie et la sûreté nucléaire auprès de la Ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement Dominique Voynet en 1998 et 1999. Aujourd'hui consultant international en politiques et en maîtrise de l'énergie, il a exercé et exerce ses activités en France et au niveau international, notamment dans les pays d'Europe centrale et orientale et de la CEI et dans les pays du Maghreb, en particulier dans le cadre de la coopération internationale de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) et de l'Agence Française de Développement (AFD). Il est l'auteur ou le co-auteur de plusieurs ouvrages relatifs à la question énergétique, tels que Maîtrise de l'énergie pour un monde vivable (avec Bernard Jamet, Michel Colombier et Sophie Attali, Éditions ICE, 1997), Maîtriser la consommation d'énergie (Éditions Le Pommier, 2004) ou Cette énergie qui nous manque (Cosmopolitiques n°9, en collaboration, Éditions Apogée, 2005)... Il a également publié, avec Benjamin Dessus et après la catastrophe de Fukushima, l'ouvrage En finir avec le nucléaire. Pourquoi et comment (Édition du Seuil, Collection Sciences, 2011).
L'information d'EDF à l'ASN, le 21 octobre 2021, de la détection de fissures sur un circuit de refroidissement de secours du réacteur n°1 de la centrale de Civaux, puis de l'arrêt des trois autres réacteurs de 1500 MW de puissance électrique nette (palier N4 [1]) et du réacteur de Penly n°1 (1300 MW) pour le même motif, réduisant la capacité théorique du parc de 10% environ, suivis de la découverte des mêmes défauts sur un nombre important de réacteurs à l'occasion de leurs arrêts programmés, a plongé le monde des « observateurs » dans la sidération, la perte de production entraînée par cette décision étant la preuve même de la gravité de cette découverte.
La cause de cette série de décisions, approuvée par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), serait la découverte, confirmée par des contrôles plus approfondis, après découpage des portions de tuyaux incriminés, de fissures sur les soudures des tuyaux de circuits de refroidissement : circuit d'injection de sécurité (RIS) et circuit de refroidissement à l'arrêt (RRA) du fait d'une « corrosion sous contrainte (CSC) ».
Le chapitre 1 de ce document présente les informations à notre disposition fin mai 2022, de la part d'EDF, de l'IRSN et de l'ASN, sur la découverte de ces fissures sur les circuits RIS et RRA d'un certain nombre de réacteurs. Il apparaît tout d'abord que la « corrosion sous contrainte », citée à maintes reprises, est en fait un terme très vague qui peut s'appliquer à des phénomènes différents : « la corrosion sous contrainte se caractérise par la fissuration d'un matériau... les contraintes sont liées aux opérations de fabrication et en particulier aux opérations de soudage... ».
Le risque est sérieux : « Si les défauts détectés sur les soudures évoluent, ils peuvent provoquer une brèche sur le circuit principal de refroidissement du réacteur. Le risque est donc de générer une situation d'accident nucléaire ». Ce qui explique et justifie l'arrêt par EDF des quatre réacteurs de 1500 MW, dès la découverte du phénomène. Le phénomène serait multifactoriel : mécanisme de dégradation qui fait intervenir simultanément le matériau et ses caractéristiques intrinsèques, les sollicitations mécaniques auxquelles il est soumis et la nature du fluide qui y circule. Plus récemment : le facteur dominant selon l'ASN serait la « géométrie » des circuits concernés et ensuite les soudages, tandis qu'EDF propose une nouvelle et troisième explication, la stratification thermique, comme origine principale des contraintes.
Ce sont les lettres de l'ASN à EDF le 1er février, 24 février et 11 avril 2022 qui, progressivement, montrent l'ampleur et l'extension du problème : concentration sur la question des soudages, contrôles sur les deux circuits de RIS et RRA sur tous les réacteurs et surtout « la confirmation de présence de corrosion sous contrainte sur une soudure recontrôlée doit conduire EDF à réinterroger la situation des autres soudures du réacteur ».
Enfin, on note, tant de la part de l'IRSN que de la part de l'ASN dans ses inspections, la préoccupation de la radioprotection des travailleurs intervenant sur les mesures de contrôle. Tout cela, curieusement, sans aucune référence au passé, tant du point de vue de ce qui s'est passé à la fin des années 1990, que des nombreuses études et expérimentations que nous présentons dans les chapitres suivants.
Le chapitre 2, « historique », revient sur ce qui s'est passé en mai 1998 sur le réacteur 1 de la centrale de Civaux, de 1500 MW de puissance électrique nette (palier N4), peu de temps après son démarrage : une fuite importante d'eau s'est produite sur l'une des voies du circuit RRA, provoquée par une fissuration traversante. L'expertise du coude concerné a révélé une fissuration par fatigue thermique, due aux conditions de mélange défavorable entre le fluide froid et le fluide chaud. La même constatation a été faite sur les trois autres réacteurs du palier N4 mais d'autres fissures ont été constatées. Enfin, il apparaît que la situation de Civaux n° 1 était différente de celle des autres réacteurs N4, essentiellement du fait du procédé de soudure. Alors que le phénomène n'était pas totalement élucidé (« Les premières modélisations n'ont pas permis d'expliquer intégralement la localisation et l'ampleur des dégradations observées ») la décision a été prise de remplacer des tronçons de RRA de tous les 58 réacteurs en fonctionnement, de 1998 à 2000, un bon nombre d'entre eux curieusement sans contrôle préalable.
On retient de cette expérience historique la complexité du problème : pour chaque palier, voire chaque réacteur, il faudrait connaître le dessin et l'alliage de la tuyauterie, le nombre de coudes et de soudures, la méthode de soudure et la géométrie de la tuyauterie concernée afin d'expliquer la nature et la ou les causes de la fissuration, avec en première ligne la question du soudage.
Se pose aujourd'hui la question de la comparaison entre la situation des fissures détectées en 2022 sur les circuits de sauvegarde des réacteurs à celle de 1998, tant sur les circuits concernés que sur l'emplacement des tronçons découpés dans les deux cas et remplacés en 1998-2000, comme sur la nature des fissures et les causes présumées de leur apparition.
Le chapitre 3 s'intéresse à ce qui s'est passé aux Etats-Unis en 1975 à la suite de la découverte de fissures dans des circuits de sauvegarde de réacteurs nucléaires. Le 5 février 1975, s'est tenue une longue audition sur la question des fissures détectées sur un certain nombre de réacteurs, par le Comité de l'Energie Atomique du Congrès des Etats-Unis du président de l'Autorité de sûreté nucléaire (NRC : Nuclear Regulatory Commission) et de son équipe, autorité indépendante qui venait d'être créée un mois avant, ainsi que du représentant de l'association « Union of Concerned Scientists » d'experts critiques sur la sûreté des réacteurs électronucléaires. Le rapport très complet et détaillé de ces auditions nous apprend que, à la suite de la découverte de fissures sur un circuit de sauvegarde d'un réacteur à uranium enrichi et eau bouillante (BWR), la NRC a ordonné l'arrêt des 27 réacteurs en fonctionnement de cette filière. Sur un certain nombre d'entre eux la présence de fissures a été confirmée et les tronçons de tuyauterie concernés ont été soit réparés, soit remplacés.
De nombreuses études ont été consacrées aux Etats-Unis sur la compréhension de ce phénomène. Mais, comme cela transparaissait déjà dans les échanges de 1975, sans résultat probant, sinon probablement sa nature multifactorielle, avec au premier rang la qualité des soudages ainsi que la géométrie des circuits concernés.
On est frappé de constater la similitude des interrogations et incertitudes manifestées en 1975 aux Etats-Unis et celles que nous pouvons constater en France en 2022.
Le chapitre 4 remonte dans le temps : il existe une littérature très nombreuse d'études, recherches et essais sur les phénomènes de fissuration constatés en 2021-2022 présentés au chapitre 1, sous le terme très général
de corrosion sous contrainte (CSC). Des avis et rapports de l'IRSN de 2020 rappellent les évènements de 1998 et le remplacement des zones de mélange des circuits RRA sur la totalité du parc des réacteurs d'EDF. Toujours en 2020, un avis de l'IRSN signale la CSC sur des alliages à base de nickel.
La constatation de fissures sur Dampierre n°4 en 2012, des travaux du CEA en 2008 le rapport scientifique et technique de l'IRSN en 2005 sur « la fatigue thermique des zones de mélange », des articles d'EDF et de Framatome en 2000 et 2005, le rapport du CEA de 2004, le rapport d'information sur Bugey en 1983 et les articles de la Gazette Nucléaire du GSIEN en 1999 témoignent de l'existence de ce phénomène depuis longtemps et des efforts déployés, tant par les concepteurs que le constructeur, l'exploitant et l'organisme de recherche pour en fournir une explication satisfaisante.
On en retient le sentiment qu'aucune explication satisfaisante n'a été présentée, ce qui pourrait expliquer le silence sur cette longue liste d'évènements passés, de recherches et d'essais. Ce qui est inquiétant est qu'il semble bien que l'on soit dans la même situation en 2022, ce qui pourrait remettre en cause la solution du découpage et du remplacement des morceaux de tuyauteries où une ou des fissures ont été détectées sans être assuré que cette opération, délicate et longue, soit la bonne solution, surtout si le dessin des tuyauteries concernées était la cause principale des fissures.
Le chapitre 5 présente nos recherches documentaires qui nous ont permis de « découvrir » deux autres explications possibles de la fissuration des tuyauteries, la fissuration par liquation et la fissuration par solidification. En ce qui concerne la première, deux articles en anglais datant respectivement de 1980 et 1992 font état de la possibilité de séparation par échauffement d'un alliage de deux métaux de fusibilités différentes, définition de la liquation, qui se produirait dans la zone affectée soit par la chaleur dans le matériau de base, soit dans le métal de soudure déposé lors d'un passage ultérieur. Ce type de fissuration serait particulièrement répandu dans les alliages à forte teneur en nickel ainsi que dans les aciers inoxydables austénitiques.
D'autre part, la thèse de M. Giai Tran Van présentée en mai 2019 présente le phénomène de la fissuration à chaud par liquation et l'applique, notamment par la présentation d'essais expérimentaux et de modèles mathématiques, à l'importance de la teneur en bore pour l'acier austénitique 316L que l'on trouve justement dans les circuits RIS et RRA.
La fissuration à chaud en cours de solidification d'un acier inoxydable austénitique est présentée dans la thèse de M. Kerrouault, rapport CEA de mars 2001, qui paraît bien répondre à certaines de nos préoccupations et concerne le soudage. Plusieurs types de défauts peuvent se former lors d'une opération de soudage.
En conclusion, le plus étonnant dans cette « affaire des fissures » est le fait qu'aucun des trois grands protagonistes de cette crise, EDF-Framatome, ASN et IRSN n'ait informé qu'une situation semblable de fissures dans le circuit RRA s'était déjà produite en 1998, attribuées à la fatigue thermique due aux conditions de mélange défavorable entre le fluide froid et le fluide chaud. Et que, en 1999, 2000 et 2001, les tronçons de RRA sur tous les 58 réacteurs du parc ont été découpés et remplacés.
A l'image de ce qui s'est produit il y a vingt ans, il est donc probable qu'en 2022, l'ensemble des 56 réacteurs en fonctionnement soit concerné, à des degrés divers y compris ceux du palier 900 MW, ceux des paliers 1500 MW et 1300 MW ayant été déjà révélé après contrôle, la présence de fissures attribuées à une corrosion sous contrainte. Alors que l'IRSN ne fait en 2022 qu'une brève allusion aux « études et recherches » sur la question de l'origine de ces fissures par corrosion sous contrainte, on s'aperçoit que ce phénomène a fait l'objet de travaux de recherche très importants depuis longtemps, non seulement de l'IRSN, mais également du CEA, de Framatome et d'EDF et que de nombreuses publications scientifiques (articles et thèses) lui ont été consacrées, dès les années 1970.
On comprend par cette revue scientifique que le phénomène métallurgique conduisant aux fissures est générique et touche l'ensemble du parc et se reproduit sur les zones de soudure des coudes du circuit d'injection de sécurité (RIS) et du circuit de refroidissement à l'arrêt (RRA), et peut-être sur d'autres circuits. Les essais expérimentaux et méthodes de calcul aboutissent, selon les auteurs, à différentes propositions d'explication du phénomène. L'impression qui s'en dégage, comme d'ailleurs dans les déclarations les plus récentes, est que l'on ne connaît pas très bien l'origine de ces fissures, sinon que la cause et très probablement multifactorielle, impliquant le matériau lui-même, les méthodes de soudure et la conception des circuits.
Alors que ces fissures sont présentées actuellement comme le résultat d'une corrosion sous contrainte, terme très général, il paraît indispensable d'étudier trois paramètres qui semblent déterminants : le dessin des circuits, la composition exacte de l'acier inoxydable 316 L ou autre, ainsi que l'alliage et le processus de soudage qui ont été évolutifs selon les paliers, voire les réacteurs concernés, questions qui ont été posées de façon précise à EDF-Framatome par l'ASN. C'est en lien avec ces questions que nous avons également présenté la fissuration par liquation et la fissuration à chaud en cours de solidification.
Il est trop tôt pour se prononcer car peu d'information est donnée sur le résultat des analyses réalisées sur les tronçons des tuyauteries de RIS et RRA qui ont été découpés dans ce but. Mais il n'est pas certain que le découpage et le remplacement du tronçon concerné soient suffisants au regard du nombre de coudes et de soudures que comportent les circuits RRA et RIS.
En tout état de cause, si la vulnérabilité des 900 MW était confirmée, la question de l'allongement de la durée de fonctionnement de ces réacteurs au-delà de 40 ans devrait être réexaminée. Il faudrait également examiner la possibilité que les réacteurs EPR de Flamanville, Olkiluoto et Taïshan, ainsi que ceux en construction à Hinkley Point, soient eux-mêmes concernés, dans la mesure où ils ont été conçus sur la base du palier N4 de 1500 MW.
Lire l'article complet sur le site GLOBAL CHANCE:
https://www.global-chance.org/Fissures-dans-des-circuits-de-sauvegarde-de-reacteurs-du-parc
-[1] Les documents émanant de l'IRSN et de l'ASN font systématiquement référence aux « réacteurs de 1450 MW » pour les réacteurs du palier N4, deux à Civaux et 2 à Chooz B. En réalité, la puissance électrique nette de ces réacteurs est de 1495 MW pour Civaux et 1500 MW pour Chooz B (source : CEA - Elecnuc). Nous avons donc indiqué une puissance nette de 1500 MW pour ces 4 réacteurs dans l'ensemble de ce rapport.